le châle cachemire indien, en vogue dès la fin du XVIIIe s., importé en fraude sous le Ier Empire, fut rapidement imité en France sur métier à tisser équipé d’une mécanique Jacquard.

Le protectionnisme donne l’idée au fabricant Ternaux de faire venir et d’implanter en France des chèvres du Tibet, dont le duvet pourrait servir de matière première à la confection de vraies imitations. En effet, le pelage des chèvres forme un produit intéressant pour le commerce. Ce pelage est composé de trois sortes de poils. Les plus longs ou les poils soyeux tombent sur les deux côtés du corps en se séparant sur la ligne moyenne du dos, et recouvrent le cou, le dos, les flancs et les cuisses. Sous ces longs poils, qui sont d’ordinaire assez cassants, il en existe d’autres moins rudes, nommés « jarre », qui se trouvent mêlés, dans les espèces les plus recherchées, à un poil laineux et méritant par sa finesse le nom de duvet.

La chèvre tibétaine a des oreilles larges, demi-tombantes et un duvet abondant. La couleur de ce duvet est grisâtre ; les poils soyeux, au contraire, sont blancs, gris bleuâtre, chamois clair ou noirs. Les cornes sont droites, tordues en vis et divergentes. La chèvre tibétaine, improprement appelée chèvre de Cachemire, ne se trouve dans toute sa pureté qu’aux environs de Lhassa, dans le Tibet, par le 90e degré de latitude E. C’est là que les fabricants de la vallée de Cachemire viennent s’approvisionner de duvet pour la confection de leurs précieux tissus.

Il existe, dans d’autres contrées de l’Asie, des chèvres qui, bien que différentes d’aspect, paraissent néanmoins dériver de la chèvre tibétaine. Les plus connues sont la chèvre à duvet des Kirghis de l’Oural, et la chèvre himalayenne. Cette dernière, qui habite sur le versant sud de l’Himalaya, est fréquemment employée comme bête de somme, à cause de sa force et de son agilité.

La chèvre des Kirghis a été confondue assez longtemps avec la chèvre tibétaine de Lhassa. Introduite en France au commencement de ce siècle, par MM. Ternaux et Amédée Joubert, elle ne s’y est pas propagée, parce qu’on s’est aperçu que le précieux duvet qu’elle fournit dans son pays natal disparaissait entièrement sous nos climats.

En 1808 le ministre anglais de l’Agriculture déclarait : “si la naturalisation des chèvres du Cachemire réussissait, pour nos producteurs ce serait plus avantageux que la conquête de la Toison d’’Or”.

Pourquoi si avantageuse ? Car les tisseurs de Norwich, d’Edimbourg, de Paisley, étaient occupés, depuis des années, à imiter les châles que les employés militaires et civils de la Compagnie des Indes Orientales apportaient dans leur patrie pour en faire cadeau à leurs bien-aimées. Les châles avec un motif de pousse de palmier produits dans l’Inde du Nord étaient très demandés par la mode continentale. Les imitations anglaises étaient parfaites, mais le moelleux des châles restait inimitable. “Cette supériorité, qui doit être admise par un examinateur objectif – écrivait William Moorcroft, jeune chirurgien et vétérinaire – dérive du plus grand moelleux de la laine de chèvre…”

L’industrie textile anglaise avait besoin des très fines laines du Cachemire. Et c’est ainsi que Moorcroft, en 1812, obtint de la Compagnie des Indes Orientales la permission de guider une expédition au Tibet. A son retour il embarquait 50 chèvres. Mais le troupeau fut divisé et le bateau sur lequel voyageaient les femelles fit naufrage. En Angleterre n’arrivèrent que quelques exemplaires en mauvais état. A Blaire, en Ecosse, sur les propriétés du duc d’Atholl, il n’en survécut, pendant quelques mois, que quatre.

La naturalisation des chèvres Cachemire s’avéra être un échec, mais l’expérience fut répétée quatre ans plus tard. Cette fois, ce furent les filandriers français, qui entre temps commençaient à dominer le marché européen des châles, qui tentèrent la voie de l’importation.

Guillaume Ternaux (1763-1833), manufacturier des Ardennes, seconda sous le Directoire le maire de Reims Jobert-Lucas, auquel il s’associa pour installer, en 1812, dans la vallée de la Suippe, à Bazancourt, la première filature industrielle. Ils donnèrent une forte impulsion au commerce de Reims par la beauté et la perfection de leurs schalls (châles), de leurs casimirs (drap soyeux, chaîne coton, trame de laine) et de leurs gilets. Ternaux, qui fut membre de l’administration municipale de Sedan en 1792, plus ou moins compromis avec Lafayette, dut émigrer. Il voyagea en Allemagne, en Angleterre, où il étudia les différentes fabrications des étoffes. De retour en France, il fonda de nombreuses fabriques à Louviers, avec tout l’outillage et les perfectionnements qui constituaient alors un réel progrès.

Il acclimata en France les chèvres du Tibet et créa sous le nom de « cachemire de Ternaux » un châle qui fut très répandu. Ternaux accueillit favorablement le retour des Bourbons, qui lui semblaient devoir ramener la paix. Il fut anobli sous la Restauration, député de l’Eure de 1818 à 1822, puis de la Haute-Vienne en 1827 et 1830. Il épousa Françoise Lecomte . Il repose au Cimetière d’Auteuil.

Guillaume Ternaux, fatigué des difficultés pour trouver la matière première à travers la Russie, finança une expédition en Orient afin d’acquérir 1289 animaux achetés au Kirghizistan en 1818. « On mande à Marseille, que le second navire qui porte 500 chèvres du Tibet, viennent d’arrivera Toulon ou ce troupeau parait en bon état, il n’a perdu qu’une vingtaine de bêtes pendant la traversée ; tandis que les 560 chèvres arrivées à Marseille par le premier navire se trouvent réduites à 160, encore sont elles attaquées par la gale, au point que pour les traiter de cette maladie, on sera obligé de les tondre, ce qui fait craindre que leur duvet ne repousse pas après cette opération. Il est malheureux que cette tentative éminemment patriotique ait aussi mal répondu au succès qu’en attendait M.Ternaux, dans l’intérêt de nos manufactures. L’on sait que sur les 100 chèvres que M.Ternaux avait cédé au gouvernement, 40 étaient destinées à notre département, ou il règne une température convenable à ces précieux animaux, et pour les mérinos, dont la qualité des laines est supérieure à celle des établissements de l’intérieur de la France et même de l’Espagne[1]. »

« M.Tessier, membre de l’Institut, responsable général des bergeries royales, est venu visiter le bel établissement de Mérinos qui existe dans ce département et se concerter avec M.Ollivier, qui en est le régisseur, relativement aux chèvres de Cachemire destinées à cet établissement. M.Tessier a jugé que le climat et l’état des localités conviendraient parfaitement à ces animaux. Il s’est porté vendredi de cette ville (Perpignan) et se rend à Marseille. »

« Les 150 chèvres de Cachemire dont cent pour le compte du gouvernement et 50 appartenant à M.Ternaux sont heureusement arrivées aujourd’hui 9 juillet sur la plage de Saint-Laurent-de-la-Salanque. C’est au zèle et aux soins empressés de M. Ollivier, régisseur de la bergerie royale, qui était allé les prendre à Marseille, que ces précieux animaux sont déjà rendus dans l’établissement qui leur était destiné aux environs de Perpignan. »

En 1819, « Les chèvres du Tibet, que nous avons vu arriver à la bergerie royale des Mérinos, malades et fort maltraitées du voyage, commencent à se montrer dans un état prospère, grâce à l’habileté et à la connaissance de M. Ollivier. »

« Les chèvres du Tibet sont dans un état de santé parfait, le duvet est déjà apparent sur elles. Depuis 15 jours, les boucs exhalent une odeur un peu forte, ce qui indique, pour cette espèce, la saison de la saillie ; on remarque que cette odeur est moins désagréable que celle qu’exhalent les boucs indigènes. Déjà une grande partie des chèvres est fécondée et très probablement toutes donneront au printemps prochain un ou plusieurs produits. On les voit aujourd’hui aller gaiement au pâturage, bondir sur les coteaux de la rivière Têt, jouer ensemble dans les prairies, et retourner ensuite avec empressement dans leurs étables où elles trouvent une bonne nourriture et une agréable boisson. »

En 1820, « l’établissement est dans un état des plus prospères. Le domaine royal est sans contredit le premier et le mieux administré du royaume. 120 chevreaux sont nés et portent déjà sur leur peau ce riche et précieux duvet qui couvre le corps de leur père et mère…la race tibétaine a gagné à se trouver sous le beau soleil du Midi. Aussi dans peu d’années, nous aurons des Cachemires comme il est facile d’avoir des Mérinos. Nos élégantes petites maîtresses vont se bien trouver de ceci, à moins que la mode et le luxe orgueilleux ne les rendent inconstantes et ne leur fasse préférer quelque nouveau tissu qui n’aura ni le moelleux ni la beauté du duvet tibétain. La mode a ses bizarreries, et nos françaises sont bien capables d’envoyer plus loin qu’au Tibet les complaisants voyageurs chargés de satisfaire leurs frivoles caprices. Il est positif maintenant que les chèvres importées par M. Ternaux prospèreront en France, et que ce sera dans le Roussillon qu’elles se trouveront le mieux : honneur soit rendu au bon français qui le premier a eu la pensée et a exécuté ce beau dessein. Des sommes immenses ne sortiront plus de France pour ne plus y rentrer. Grâces soient rendues à M. Ollivier, cet administrateur plein de zèle qui s’acquitte si soigneusement de ses travaux et qui peut s’enorgueillir de leur résultat. »

Ternaux obtient quelques beaux résultats aux expositions de 1819 et 1820 : »on voyait entassé dans l’endroit qui lui avait été donné au Louvre, des draps, des couvertures, des tapis, des schalls et des écharpes de 4500 francs, des jupons de femme réduits à 46 francs…un des produits les plus remarquables de cette classe est une pièce de cachemire fabriquée (par M. Mindelang fils ainé de Paris) avec le duvet des chèvres kirghizes, élevées à la bergerie royale de Perpignan…ce duvet a été filé au n.210. L’étoffe en est admirablement travaillée, fine soyeuse et transparente come la mousseline[2].

En 1822, le troupeau s’élève à 233 chèvres et avec l’aide de Mr Jaubert de Passa qui facilita l’acclimatation en ouvrant l’un de ses domaines au pied du Canigou, une cinquantaine de jeunes chèvres et un bouc ont été réunis à cet endroit pour plus de rendements. L’administration décide aussi d’en acclimater dans les hautes Alpes ainsi que d’effectuer des croisements. Le Conseil a parfaitement senti qu’il n’appartenait qu’à l’expérience d’éclairer l’opinion, qu’il s’agissait uniquement d’essai, et que le temps pourrait seul démontrer si l’importation des chèvres-cachemires doit avoir les heureux effets qu’on attend[3].

Or, toutes les fois que des chèvres de cette race ont été déplacées, que ce soit vers la France, l’Angleterre ou les Amériques, le nouveau climat a rendu leur toison rêche après quelques saisons, leur faisant perdre à jamais leur texture duveteuse. Il fut donc envisagé de les placer plus haut dans les Pyrénées, ou de les croiser avec les races autochtones.


[1] Médiathèque Perpignan, microfilms.3gp807. Feuille d’affiches, annonces et avis divers du département des Pyrénées-Orientales.

[2] Annuaire historique universel pour 1823, aris, C.Lesur, p.870-871.

[3] Annales de l’industrie nationale et étrangère ou Mercure Technologique, 1822, p.133.